Il était enfin temps que je me plonge dans ce livre. Je connaissais l’histoire du livre et de son auteur, mais n’en avais jamais vraiment fait « l’expérience ». J’apprécie assez peu le cynisme forcé ou encore la polémique facile, c’est pour cela que j’ai aimé ce livre. Il n’y a rien que le témoignage d’un journaliste, son intelligence et son talent pour l’écriture. Car il pourrait nous marteler que les associations mafieuses en plus d’être immorales sont néfastes et détruisent des destins entiers. Il pourrait nous mentir un peu pour que nous soyons révoltés le temps au moins de la lecture. Il pourrait se faire le théoricien d’une philosophie anti-mafia en vilipendant le système actuel et ses vices.
Mais il ne fait que nous abasourdir et nous étourdir en décrivant avec finesse et intelligence des réalités dont nous nous doutions et que nous avions cherché à éviter. La mafia n’est pas tellement la fille du consumérisme, elle est surtout particulièrement habile pour l’exploiter jusqu’aux confins du sens. Car les hommes et les femmes qui s’embourbent dans cette vie de crimes et d’argent sale ne vivent pas dans un monde différent du notre, ils vivent simplement différemment dans le même monde. Quand nous nous trainons dans les boutiques, et essayons des jeans à tour de bras ; eux quelques mois avant avaient débarqué clandestinement ces jeans le long d’une côte napolitaine. Quand nous jetons nos déchets, un peu coupables d’encombrer nos espaces de détritus qui sont les excréments de notre système ; des hommes négocient illégalement des terrains du sud de l’Italie pour enfouir ces monceaux de déchets, empoisonnant à quelques kilomètres de là, leur propre famille. Et les vies se font et se défont ainsi, dans cet ailleurs qui nous semble si loin dans l’espace mais surtout, et à tort, dans le temps. Dans cette Italie mafieuse, le temps s’écoule comme partout et les années quatre-vingt-dix sont déjà oubliées depuis longtemps ; seules les vies y sont plus courtes.
Pourquoi le choix du crime? Pourquoi le choix du clan? Pourquoi cette absurdité? Ces questions restent car, si l’on comprend bien les variables sociodémographiques et les subtilités culturelles, on est assez peu perméable aux raisons qui poussent un homme, une famille de faire le choix des armes, du crime organisé ; autrement dit d’une mort violente et prématurée pour soi-même et les siens.
C’est qu’il fallait choisir une absurdité parmi tant d’autres : des valeurs parmi les valeurs, un idéal parmi les idéaux, un destin misérable ou un autre. Là où l’on n’a pas appris à espérer et à croire au moins vaguement à l’ascenseur social, on n’est pas moins naïfs qu’ailleurs ; alors on s’éprend de la vie mythifiée des padrini . Là où l’on est les témoins de l’envers du décor, c’est à dire du consumérisme et de la profusion des importations et de la production de détritus, on n’est pas moins sensible au confort et à la richesse. Au contraire, dans ces territoires enclavés de l’Italie des clans, où tout semble éphémère et désespéré, le gaspillage, les flux incessants de capitaux douteux, la consommation à outrance semblent les seuls moyens de s’approprier sa propre vie, elle-même brève et incertaine. Choisir le clan, c’est s’extraire un peu de l’absurdité créée par le clan lui-même.
H.C