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22 mai 2011 7 22 /05 /mai /2011 23:52

« Une folie et un crime », tels sont les mots de Joseph Caillaux pour qualifier la Grande Guerre. Ainsi, lorsqu’en 1918 la France victorieuse s’extirpe enfin des tranchées et de leur enfer, elle connaît le prix de sa victoire, car elle ne peut que le constater ; mais elle n’a peut-être pas encore conscience du déséquilibre profond créé par une folie collective et une violence et une cruauté acceptées par tous et adressées à tous.  En quatre ans le monde (qui signifie à peu de chose près l’Europe, en ce temps-là) s’est automutilé et autodétruit, au travers d’une guerre d’empires, à l’origine, qui est devenu une guerre de rien, se perpétuant comme par nécessité, et dont la victoire n’est rien d’autre qu’une absurdité à laquelle pourtant on ne peut renoncer. La France, alors, ne peut que souffrir d’un sentiment beaucoup trop ambigu pour ne pas sombrer dans une sorte de folie que sont les « Années folles » et les « Années sombres ». Dès 1918,  elle est animée d’un double sentiment : celui de nostalgie – le sentiment d’avoir perdu un monde-, et celui d’un optimisme feint – l’éternel conflit franco-allemand ayant trouvé son issue, l’Europe peut se chercher un avenir. L’entre-deux-guerres ne serait alors que l’histoire d’une schizophrénie collective qui resta sans diagnostique et qui aboutit à « une folie et un crime » plus absolus encore.

 

-"Les français veulent la paix et l’argent du boche. Ils n’auront ni l’un ni l’autre."-


            A l’heure de la victoire déjà, l’ambiguïté est grande : est-ce l’humaniste français que l’on doit célébrer ou la France comme un empire glorieux ? Le « droit des vainqueurs » que revendiquent les puissances victorieuses d’Europe n’est-il pas incompatible avec une victoire que l’on voudrait présenter comme culturelle et morale, à l’école communale notamment ? Cette opposition qui anime en 1919 la signature du Traité de Versailles crée de nombreuses frustrations et cultive un sentiment d’inachevé. Dès lors, le traité ne peut plus se comprendre comme une issue ou une conclusion, mais comme un compromis provisoire et précaire qui prépare de nombreux déséquilibres. En France, par exemple, il apparaît très vite un dilemme entre les réparations allemandes et la sécurité : d’un côté, les français souhaitent avidement « faire payer le boche » mais de l’autre, ils développent une phobie de la guerre. Lorsqu’en janvier 1923, Poincaré décide d’occuper la Ruhr dans le but de prélever directement le paiement allemand, la perspective même vague d’un conflit armé inquiète les français, et Poincaré doit renoncer à sa politique stricte d’application des traités. Mais au fond, la relation franco-allemande reste fondée sur cette dualité : les français veulent la paix et l’argent du boche. Ils n’auront ni l’un ni l’autre.

 

 

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Mais soit, en 1918, c’est bel et bien la paix. La société française parfaitement bouleversée pendant quatre années de guerre violente et totale cherche ses nouveaux repères entre le mythe de la Belle Epoque et le souvenir encore frais de la Grande Guerre. Dans la bourgeoisie parisienne, les jeunes hommes ont été élevés avec l’image du rentier incarnée par leurs pères et voient pourtant s’ériger au loin un modèle tout à fait différent, celui de l’entrepreneur américain qui s’annonce comme le futur modèle du bourgeois. Les femmes elles ont encore à l’esprit cette image idéalisée de la femme de la Belle Epoque, qui sous ses ombrelles de dentelles inspire un respect galant et une admiration mystérieuse. Mais un contre modèle est né, celui de La Garçonne, femme libérée qui brise les codes, qui rend désuète cette féminité traditionnelle et promeut, même de manière encore marginale dans les magazines féminins qui voient le jour, une féminité revisitée. Dans les rues de Paris, tout ce beau monde cherche un optimisme proprement parisien dans une culture foisonnante et toujours plus vive. Les théâtres, les music-halls, les opéras sont les refuges d’une société qui cherchent à rattraper le temps perdu et à oublier la guerre, mais les créations culturelles connaissent elles aussi une sorte d’inadéquation entre modèle anciens et modèle naissant : si la plupart des oeuvres sont plutôt classiques et figuratives, la fascination pour la subversion et l’illusion donne naissance à des mouvements comme le surréalisme, très circonscrits sur le moment, mais qui reste aujourd’hui encore emblématiques de  l’époque. En somme, c’est un curieux mélange. Mais l’entre-deux-guerres n’est ni seulement parisien ni seulement bourgeois. La société entière présente les symptômes d’une schizophrénie collective.

            La réalité démographique française dénote avec l’idée laissée par l’expression « Année folles », elle est même très préoccupante : dès 1924, dans une France de l’après-guerre pourtant exsangue, le taux de natalité devient inférieur à celui de l’avant-guerre. Il n’y a donc pas d’optimisme collectif et pourtant une sorte de fièvre de jouissance; quand le paysan français, attablé pour le dîner, affirme vivement avec une sorte d’excitation que sans nul doute cette guerre était la « der des ders », y croit-il lui même? Est-ce une prophétie rassurante ou l’intuition du contraire ? Les poilus, voilà peut-être ceux chez qui les sentiments sont les plus ambivalents. Ils oscillent entre le souvenir récent et humiliant des tranchées, de leur violence, leur absurdité et surtout de leur ignominie et une fierté indicible d’avoir été là, pour défendre les terres et peut-être aussi d’avoir été là au coeur d’un spectacle encore inédit dans l’histoire de l’horreur humaine. Ils refusent toute politique et ne voient désormais pourtant de légitimité politique que parmi les leurs. Mais l’ambivalence se retrouve aussi à un autre niveau et prépare d’ailleurs les antagonismes des années 1930 : il y a deux modèle de poilus au lendemains de la guerre. Celui qui revient de la guerre « dégoûté, pacifiste, dépolitisé, épris de modernité et de nouveauté pour tenter d’oublier », et celui qui en revient «  belliqueux, politisé, épris de revanche » (E.-E. Schmitt) ; si le second n’est pas typiquement français (il est plutôt italien ou allemand), ce double modèle permet de comprendre dans les années 1930, l’opposition fascisme-antifascisme (on comprend alors que l’antifascisme français est en réalité bien plus important que le fascisme français, ce qui n’est pas le cas en Allemane ou en Italie).

 

-"Les modèles politiques qui dominent numériquement la vie politique française sont en fait des modèles déclinants"-

 

 

            En réalité, la politique française connaît de grands paradoxes : en surface, on remarque surtout le décalage entre le vote des français, à droite et visant le retour à l’ordre, et la composition des gouvernements plus à gauche. Mais il y a une autre réalité plus subtile : les modèles politiques qui dominent numériquement la vie politique française sont en fait des modèles déclinants. Le radicalisme, qui reste durant l’entre-deux-guerres le groupe politique le plus important, est en fait sur le déclin : optimisme de gauche et mythe de la Belle-Epoque, il n’a plus sa place dans une société où l’optimisme politique est désuet et le XIX ème siècle est achevé. L’échec de la politique laïque en 1924 montre bien que les oppositions classiques ne fonctionnent plus, et pourtant, il n’y a guère de formule politique nouvelle proposée aux français. Les ligues des années 1930, qui voient déjà le jour, se poseront comme un modèle politique nouveau et adapté, c’est ce qui explique leur relatif succès. Quoiqu’il en soit, durant les « Années folles », la politique française est indécise : elle doit constaté  l’échec du républicanisme d’antan mais aussi son incapacité à inventer un nouveau républicanisme. Car le malaise français est sans origine, sans nom ; il n’y a pas d’ennemi identifié ( « Le cléricalisme, voilà l’ennemi ! », s’exclamait Gambetta) . Est-ce le communisme encore considéré comme inoffensif et passager ? Est-ce le fascisme naissant de Mussolini ? Est-ce l’Allemagne éprise de revanche ? Est-ce l’Amérique protectionniste ? L’Empire qui au loin commence à se révolter ? Est-ce la guerre, monstre infâme qui défigure les soldats et détruit les familles ? La France ne se trouve pas d’ennemi commun pour cimenter sa République. Ainsi, lorsque dans les années 1930 les périls extérieurs se font toujours plus menaçants, les français ne parviennent pas à accorder leur patriotisme autour d’un principe ou d’un ennemi commun. Pire, ils s’opposent et se contredisent eux-mêmes : les antifascistes deviennent belliqueux par résistance contre les coups de force hitlériens et la droite devient pacifiste par anticommuniste (« Laissons Hitler détruire Staline ») ; par idéologie,les français refusent de voir la réalité, c’est-à-dire la nécessité de se rassembler face à une Europe qui devient périlleuse . Ces contradictions collectives mènent sans délais la France au désastre : une guerre sans volonté, sans bonne volonté, la défaite, l’armistice humiliant, l’occupation, etc.

 

-"Ces contradictions collectives mènent sans délais la France au désastre."-

 

 

            « Schizophrénie : psychose caractérisée par une désagrégation psychique (ambivalence des pensées, des sentiments, conduite paradoxales), la perte du contact avec la réalité et le repli sur soi » (Le petit Robert 1). Comment mieux décrire la société française de l’entre-deux-guerres ? Elevés dans l’optimisme inégalé de la Belle-Epoque, les français connaissent un pessimisme inédit engendré par la Grande Guerre, la crise économique et financière sans précédent de 1929 et une aspiration irrésistible vers une nouvelle guerre mondiale. Dans toute l’Europe, l’entre-deux-guerres se caractérise par un manque de pragmatisme économique et politique et par un repli sur soi des états. Les totalitarismes naissent et se présentent comme l’unique moyen de sortir du désarroi quasi psychologique dans lequel est plongée l’Europe. Hitler ira plus loin : c’est la guerre même qui pourra extirper l’Europe de son impasse. Son nouvel ordre raciste et autoritaire se veut sans ambiguïtés, sans contradictions, il ne laisse aucune place au doute : au lieu de contester la défaite, il préconise la guerre ; au lieu d’un antisémitisme  passionnel, il propose un antisémitisme rationnel. Car évidemment, la mort et la destruction suppriment toutes les ambiguïtés. La schizophrénie est un mal qui ne touche que les vivants.

            En 1945, il ne reste plus rien du siècle passé : ni nostalgie, ni républicanisme anticlérical, ni grandeur européenne, etc. La modernité s’impose parce qu’elle n’a plus rien de contradictoire. Les oppositions sont nettes, sans ambiguïtés, et les ennemis de chacun sont parfaitement identifiés : ils se nomment URSS et Etats-Unis. Mais à chaque temps, sa folie : la schizophrénie laisse place à la paranoïa.

H.C.

 

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  • : Lectik
  • : Etudiante en école de commerce, après deux ans en khâgne, je publie ici un certain nombre d'articles sur des sujets divers.
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